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DE LA NECESSAIRE REAPPROPRIATION DES SCIENCES ECONOMIQUES ET SOCIALES PAR LES CITOYENS

Les équilibres sociaux, économiques et écologiques.

Par Cherche l'info • Avions: actualité, bruit et pollution • Mercredi 20/04/2005 • 0 commentaires • Version imprimable

Du même auteur que Tozeur, ravagée par le tourisme.
A vous de vous faire une opinion.

Dans les sociétés traditionnelles et avant la révolution industrielle, les acteurs sociaux étaient, le plus souvent, organisés en autosubsistance. Ils développaient entre eux des solidarités que Durkheim n’avait pas hésité à qualifier de mécaniques [1] . Le groupe s’imposait à l’individu et les relations étaient principalement tournées vers la reproduction collective.

L’humain en situation déployait des stratégies de survie centrées sur les besoins du groupe. Chacun trouvait en lui, ou plus encore autour de lui, les solutions à ses besoins de base. Bien évidemment, il devenait hors de question de penser à faire émerger des besoins qui allaient rester insatisfaits. L’économie était au service du groupe, la demande s’imposait à l’offre, et la raison à la rationalité. En effet, la production protégeait les fragiles équilibres sociaux et écologiques :

  • Les équilibres sociaux. Quelque soit sa productivité chacun trouvait une place dans le processus de production-consommation. Lors des semences ou des récoltes les besoins de main d’œuvre étaient tels que les enfants, les anciens, les handicapés étaient intégrés au groupe productif. La force du lien social était l’atout central des sociétés préindustrielles. Sans chercher à magnifier ces sociétés, il faut reconnaître que la cohésion apparaissait comme l’issue obligatoire d’une société humaine fragilisée. On pouvait parler de pauvreté mais ces populations connaissaient une richesse sociale, relationnelle non négligeable [2] . A ce niveau, on peut affirmer qu’aujourd’hui l’individualisme s’impose comme le luxe des sociétés nanties. S’il devient nécessaire de redynamiser la citoyenneté, de retisser le lien social en délitement, cela ne peut se faire sans fouiller dans l’histoire des acteurs sociaux.
  • Les équilibres écologiques. Dans les sociétés préindustrielles, l’humain fait partie de son milieu naturel. Il est un des éléments vivants qui le relie à son environnement écologique. La phronésis au sens d’Aristote ou la raison s’impose comme la philosophie centrale de la relation de l’humain à la nature [3] . A ce niveau, l’écologie n’est pas une science mais une pratique quotidienne. La terre est un bien collectif, et sa pollution une hérésie. Pour la survie de l’espèce humaine, la bioéconomie [4] centrée sur les équilibres écologiques devra à terme s’imposer à la poursuite effrénée de la croissance. Du même coup, la décroissance [5] s’impose comme l’objectif à atteindre pour retrouver les équilibres écologiques et sociaux de la planète.

Dans les faits, durant la période préindustrielle, l’homositus [6] présentait la particularité de développer des savoirs collectifs inspirés de la pratique des anciens. L’économie était souvent non monétaire et pouvait se définir à l’intérieur du lien production-consommation. En tant que science plurielle, elle s’exprimait pleinement dans la sphère domestique et réciprocitaire [7] . Le marché n’était qu’un des éléments structurant de cette société [8] .

Par ailleurs, la pratique permanente et naturelle du don contre-don [9] permettait au groupe de se construire autour des valeurs de solidarité, de fraternité… Bien plus qu’une science autonome, l’économie était une pratique intégrée au cœur des sciences humaines. Karl Polanyi [10] parle même d’enchâssement de l’économique et du social.

Avec la révolution industrielle, vont progressivement se développer et s’imposer le salariat et la spécialisation des activités productives. D’ailleurs, selon Adam Smith [11] , la division du travail doit permettre une progression rapide de la productivité et pousser les nations vers la richesse. Mais de quelle richesse parle-t-on ? La richesse n’est-elle que matérielle ?

Oui à en croire les indicateurs qui permettent encore de mesurer la richesse des Nations. Le PIB ou le PNB sont en effet des instruments quantitatifs qui enregistrent les évolutions des valeurs ajoutées et ne tiennent pas compte des productions qualitatives. Il y a peu, un débat s’est engagé autour du rapport Viveret [12] et de l’utilité sociale des associations [13] . La production de biens serait-elle plus importante que la production de lien ?

C’est, en effet, le constat que l’on peut faire aujourd’hui. En conséquence, l’économie se désenchâsse du social. Elle s’émancipe des sciences humaines. Cette profonde mutation va tourner le dos à des siècles de survie et de mise en situation des acteurs sociaux sur la planète. L’efficience rationnelle s’impose à l’efficacité raisonnable et la logique du profit de court terme [14] aux fragiles équilibres sociaux et écologiques. L’économie se définira alors, comme la science des choix rationnels et va emprunter aux mathématiques la logique implacable de la rationalité modélisée. Cela se fera sous le sceau de la science, car les économistes vont emprunter un discours expert qui va éloigner les citoyens d’une matière et d’une pratique qui leur est propre.

Lorsque les individus vont commencer à se désintéresser des questions de société et du débat sur l’organisation économique, on rentrera alors dans l’économisme [15] . En effet, les économistes vont imposer des représentations du monde modélisées en fonction des paramètres rationnels de l’homoéconomicus. Soutenus par le pouvoir en place, ils affirment leur emprise en éteignant tout débat derrière le diktat de la science. La pensée néo-classique impose progressivement une mathématique ou une physique économique et sociale hors de tout lien avec le réel. Ils ont transformé l’économie en une science hors sol incapable d’apporter une réponse aux légitimes questions existentielles de la population. L’expertise s’est alors transformée en expertisme [16] tout en confisquant au citoyen le soin de penser son présent et bien évidemment son futur. La mondialisation n’a fait qu’accélérer ce processus de domination idéologique tout en  bouleversant les alliances dans un prolongement soi-disant incontournable. Il n’y a pas eu de véritable débat. La mondialisation était l’évidence, il n’était pas opportun d’en discuter.

Or, il est grand temps aujourd’hui de réintroduire l’incertitude et les questions de fond dans le débat démocratique. Ce dernier est, en effet, réduit à sa plus simple expression, l’essentiel ne se discute plus. Les grandes décisions ne sont plus soumises au débat populaire. Les solutions proposées en amont sont toujours présentées comme l’évidence et ne sont jamais l’émanation d’un véritable débat démocratique. Nous avons un besoin imminent d’une prise de parole collective sur les enjeux de ce monde. Pour cela, le citoyen ne doit pas abandonner aux experts le débat sur les questions qui le concerne. Il doit rester maître d’œuvre de ses choix en toute connaissance de causes.

L’économie se serait-elle substituée à la politique et au social ? Le pouvoir dominant lui aurait-il accordé une rente de situation où elle pourrait s’imposer en amont aux autres sciences humaines ? Les superstructures sociales ne pourraient alors qu’accepter les choix opérés dans la sphère économique.

Or, dans le même temps, le marché s’impose progressivement comme le paradigme dominant. L’omnimarchandisation [17] des activités sociales est la particularité de notre société en ce début de millénaire. Elle participe de la déstructuration des fragiles équilibres sociaux et écologiques. Elle a même réussi la colonisation des esprits et l’institutionnalisation de la domination [18] . En effet, il faut bien le constater, la filière s’est inversée [19] , l’offre s’impose aujourd’hui à la demande. L’économie n’est plus au service de la société. Elle n’est plus un moyen de satisfaire les besoins de la collectivité mais une fin. Développant par là même une philosophie et des stratégies désenchâssées de la réalité sociale. A ce niveau le rôle des médias a été prépondérant [20] . Ils ont imposé progressivement ce modèle comme le seul capable d’assurer la survie des populations de la planète. Et cela, tout en sous-estimant que cette évolution assurait la richesse matérielle d’une minorité au détriment de la misère d’une majorité d’humains. L’objectif affiché est, maintenant, de fabriquer des gagnants, comme si un gagnant n’était pas, par définition un producteur de perdants. En mettant en avant cette attitude de combat permanent de chacun contre tous, les économistes ont enfermé les acteurs sociaux dans un puissant déterminisme.

Si d’autres mondes sont possibles ce sera au citoyen émancipé de les imposer.

Claude LLENA                                                                                    Septembre 2004
Enseignant chercheur en sciences sociales                                                                      

Responsable du pôle de Sciences Humaines et Sociales

Ecole Polytechnique Universitaire

Montpellier



[1] Emile Durkheim in, Division du travail social. Ed. PUF. 1967. Formes de solidarités naturelles que l’auteur opposait aux solidarités organiques créées dans les ateliers lors de la révolution industrielle. Il est à signaler que dans l’esprit de Durkheim, c’est la pression démographique des territoires qui va pousser les humains à s’organiser autrement et déplacer les solidarités des communautés vers les lieux de production.

[2] D’ailleurs, de quelle pauvreté parle-t-on ? Majid Rahnema in, Quand la misère chasse la pauvreté. Ed. Fayard. 2003. 325 pages, met l’accent sur la diversité de la pauvreté. Tout ne peut être passé au filtre quantitativiste…

[3] Jean Paul Maréchal in, Le rationnel et le raisonnable. Ed. Presses Universitaires de Rennes. 1998. 182 pages.

[4] Sur le concept de bioéconomie lire les travaux de Nicholas Georgescu-Roegen. Cet auteur a, par ailleurs, dénoncé l’illusion du recours aux mathématiques en économie. « Cette position, écrit-il, rappelle celle de l’Eglise catholique suivant laquelle la pensée divine ne peut être exprimée qu’en latin. » Il est le premier à avoir théorisé  le concept de bioéconomie en 1970 in, La science économique, ses problèmes, ses difficultés. Ed. Dunod. Page 28.

[5] Lire du même auteur, le contenu du concept de décroissance in, La décroissance. Ed. Sang de la terre. Cette recherche pourra être complétée par le numéro spécial de la revue Silence intitulé : La décroissance. N° 280. Eté 2003. Sites à consulter : www.decroissance.org ou encore : www.apres-developpement.org

[6] Comme le suggère la théorie des sites, l’homositus est un individu qui interprète et s’adapte avec les moyens du groupe aux situations auxquelles il est confronté. C’est un homme social, pensant et agissant. Contrairement à l’homoéconomicus, l’homositus est un homocommunicant avec son milieu, avec son territoire. Voir le travail conceptuel effectué par Hassan Zaoual in, Territoires et dynamiques économiques. Ed. L’Harmattan. 1998.

[7] C’est le cas des actifs de l’économie populaire en Bolivie et en particulier dans la ville de Cochabamba. Lire à ce sujet l’intervention de Claude Llena ( pages 292 à 306) au colloque de l’UNESCO en février 2002 « Défaire le développement, refaire le monde » dont les actes ont été publiés aux éditions Parangon en 2003. 410 pages.

[8] Fernand Braudel l’a bien montré in, La dynamique du capitalisme. Ed. Flammarion. 1991. 122 pages.

[9] Marcel Mauss in, Essai sur le don, forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques. Ed. PUF. 1997. Et plus récemment, Maurice Godelier in, L’enigme du don. Ed. Flammarion. 2002. 315 pages.

[10] Karl Polanyi in, La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps. Ed. Gallimard. 1983.

[11] Adam Smith in, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations. Ed. Gallimard.1976.

[12] Rapport de Patrick Viveret « Reconsidérer la richesse » présenté à la demande de l’ex-secrétariat d’Etat à l’économie solidaire mené par Guy Hascoet.

[13] Voir les résultats du rapport « Tridimensionnalité de l’utilité sociale des associations », Hélène Houdayer, Sophie Boujut, Didier Taverne, Claude Llena remis en 2003 à la DIES.

[14] Noam Chomsky in, Le profit avant l’homme. Ed. Fayard. 2003. 245 pages

[15] Albert Jacquard s’est longuement intéressé à la question in, J’accuse l’économie triomphante. Ed. Calmann-Lévy. 1995. 170 pages. Et en particulier dans les pages 59 à 85. Il conclut son ouvrage ainsi : « La barbarie ou la démocratie, il faut choisir aujourd’hui… ».

[16] Selon le terme de Jacques Sapin in, Les économistes contre la démocratie. Ed. Albin Michel. Economie. 2002. 260 pages. L’auteur montre que le discours de l’économie dominante vise à enfermer le citoyen dans un espace qui n’aurait d’autres bornes que la technique et la compassion. Il dénonce, en même temps, le projet de faire de l’expert le seul citoyen habilité à peser sur les décisions importantes.

[17] Serge Latouche in, Les dangers du marché planétaire. Ed. Presses de Sciences Po. 1998. 131 pages.

[18] Voir le rôle des Institutions Financières Internationales (FMI, Banque Mondiale) et de l’Organisation Mondiale du Commerce à travers la signature de l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS). L’important travail d’investigation de Agnès Bertrand et Laurence Kalafatidés permet d’en prendre pleinement la mesure in, L’OMC, le pouvoir invisible. Ed. Fayard. 2002. 330 pages.

[19] J.K. Galbraith a montré in, Le nouvel Etat industriel. Ed. Gallimard (1974 pour la traduction française) combien les mécanismes du marché manipulent les besoins des consommateurs, au point d’inverser la filière. Dans le modèle dominant l’Offre s’impose à la Demande.

[20] Pour aller plus loin lire le travail de Serge Halimi in, Les nouveaux chiens de garde. Ed. Liber-raisons d’agir. 1998. 112 pages.